Comment peut-on devenir un inuit blanc ?

 

Cette histoire romancée est le témoignage d'un acte de bravoure que seul un être affamé ou assoiffé de vie peut accomplir. Il s'agit d'un épisode de la vie d'Oonalak connu aussi sous le nom de David Kooliak dans le roman : "La serviette de Oonalak". Cette aventure est aussi raconté par le peintre et conteur Gerard Lattier dont certaines peintures figurent le long de ce texte.

 

Fiction ou autobio-graphie ? Si vous désirez lire le roman entier (480 pages) écrivez à : guillaume.montagne@club-internt.fr

 


Le fleuve Anderson coulait, bleu, froid. Sur la berge aucune trace de sabot ne s'imprimait. Du côté de l'affluent Wolverine, seule une empreinte d'ours longeait la berge avant de se perdre dans les buissons puis au coeur de la forêt naine. Les sapinettes, contrairement à Oonalak, n'avaient pas grandi depuis sa dernière venue. La taïga sentait la résine et la terre chaude. La petite famille s'activait autour des tâches essentielles. Martha organisa l'intérieur de la cabane. Charles répara le tricycle à moteur. Oonalak recreusait une fosse dans de tendres sédiments, mais le dur permafrost ralentissait péniblement ses efforts. Ensuite il fallut construire le trône avec des planches, l'abri avec des perches et recouvrir le toit d'une bâche. Le deuxième jour, Oonalak entreprit une reconnaissance à pied le long du fleuve, tandis que Charles remontait l'affluent sur sept kilomètres sans plus trouver de traces des précieux caribous. En revanche, Charles le manchot aperçut un abri météo de l'autre côté de la rivière et surtout une embarcation. Il en fit part à Oonalak qui ne se rappelait pas avoir déjà remarqué cette construction auparavant. Le gouvernement avait nouvellement installé ce point de relevés automatiques pour enregistrer les précipitations annuelles. Mais pour les Kooliak cette barque était une aubaine. Il fallait qu'ils l'empruntent ! Pour cela il fallait trouver le moyen de traverser la rivière. Le mauvais temps s'installait. Le ciel s'obscurcit d'épais strato-cumulus par l'est et la température chuta. Les trois Kooliak allèrent pêcher pour leur repas de midi. Le hasard voulut qu'ils attrapent chacun une truite. Ils rentrèrent immédiatement pour les manger. Elles frétillaient encore lorsqu'ils les jetèrent à frire dans une poêle sur le poêle.

La cuisson n'était pas terminée que Oonalak aperçut une forme singulière par la fenêtre. De l'autre côté du fleuve Anderson, un grand caribou venait de sortir de la forêt et longeait la berge. Les trois Kooliak se concertèrent pendant que les truites cuisaient.

_ S'il ne traverse pas, nous ne pourrons pas l'avoir, dit Charles, en levant son bras valide désespérément.

_ Oh ! pourvu qu'il traverse de notre côté, conjura Martha.

_ Si ! si nous l'aurons ! s'écria soudainement Oonalak. Ce disant il se rua sur son fusil et le chargea.

_ Mais que fais-tu David ? s'alarma Charles en levant son moignon en l'air.

_ Charles, pourrais-tu toucher l'animal à cette distance ? lança Oonalak.

_ Mais voyons, on ne pourra pas atteindre l'autre bord sans bateau !

_ Si, justement, nous avons une longue corde, la moto marche ! Voilà... moi je traverse avec la corde, je l'accroche au caribou et vous, au retour, vous le tractez à l'aide de la moto.

_ Et toi, David, on te tracte aussi ? demanda la sœur incrédule.

_ Oui.

_ Tu ne vas pas me dire que tu es assez fou pour traverser cette rivi... Charles fut interrompu.

_ Je t'assure que je le ferai, vas-y avant qu'il ne s'en aille, tue-le. Tout en parlant, Oonalak poussa son oncle dehors.

_ Comme tu veux... mais je ne comprends pas !

Charles finit de bougonner en s'agenouillant et cala la carabine sur une souche. La cible, à près de quatre cents mètres, continuait lentement de remonter le long du cours. Il tira. La bête sursauta. Touchée, elle entama une fuite vers le talus. Elle n'eut pas la force de grimper et son arrière-train s'écroula. Elle se releva pour repartir en longeant le fleuve, mais là Charles tira une deuxième fois. Le beau mâle, touché mortellement, tituba vers le courant et s'abattit, le museau dans l'eau.

 

_ J'ai bien cru qu'il allait tomber dans le courant, remarqua Martha.

Ce dernier réflexe du caribou réconforta Oonalak, la tâche lui semblait plus aisée. Mais maintenant Charles saisissait l'utopique idée de son neveu.

_ Cette rivière vient tout droit des glaciers de montagnes, tu n'es plus sur les plages de Californie David, ne commets pas d'imprudence, conjura Charles.

Oonalak se préparait déjà. Il réalisait maintenant quelle lourde tâche il s'imposait. Il enfila les longues bottes de pêcheur et s'habilla chaudement avec des habits qui serraient son corps, afin, une fois mouillés, de lui permettre de nager sans entraves.

_ David, tu ne sais pas nager, cette eau est trop profonde et trop froide... Personne ne t'oblige, résonna Charles qui doutait. Ce n'est pas si grave si nous avons tué un animal pour rien.

_ Allons discuter sur le bord de la rivière, je t'assure que je sais nager et que je connais très bien cette portion de courant, déclara Oonalak impassible.

Oonalak courut jusqu'à la berge pour se réchauffer tandis que Martha et Charles le suivaient en moto. Oonalak observa avec attention le fleuve qu'il connaissait déjà bien, car chaque année il change subrepticement.

_ Tu as raison, chauffe-toi bien l'athlète ! encouragea Charles malgré sa mine livide.

Il délovait minutieusement la corde. Oonalak revint vers la moto en rapportant une solide branche qui lui servirait de canne. Charles lui attacha la corde autour de la taille. Maintenant Oonalak ne pouvait plus reculer.

_ Si jamais tu rates ton coup, n'hésite pas et reviens vers nous, je te tirerai, le rassura Charles.

_ Nous te tirerons à deux, précisa Martha soudainement séduite par le courage et la confiance de son frère.

Quelques minutes de silence suivirent, pendant lesquelles les trois Inuvialuit regardèrent tragiquement le courant et les remous du fleuve. Oonalak mimait de la main le trajet qu'il emprunterait, cet arc de cercle suivrait l'amont jusqu'au centre du fleuve puis redescendrait dans le courant jusqu'au caribou. Sa concentration rappelait celle des athlètes de saut en hauteur avant de franchir la barre des deux mètres vingt. Ça passe ou ça casse ! Cette barre-ci s'étendait sur soixante mètres à l'endroit le moins large. Oonalak commença à marcher dans l'eau, peu profonde sur les bords. Il semblait heureux de patauger ainsi. Il se retourna pour saluer ses compagnons qui l'encouragèrent.

_ Vas-y David, tu vas y arriver ! lui brailla Martha.

Mais elle ravala sa salive en réalisant la force du courant qui frappait les bottes de son frère au niveau des genoux. Elle voyait ce qui l'attendait un peu plus loin car sur l'autre bord les remous avaient l'allure de rapides d'où émergeaient des vaguelettes. Oonalak s'enfonçait de plus en plus profondément et son bâton commençait à lui servir afin de garder son équilibre. Il s'arrêta pour réfléchir, vascillant sur place. À quelques mètres devant lui, le courant se démultipliait. Il ne l'avait jamais vu d'aussi près. Il distinguait parfaitement les gros galets du fond tandis que la surface écumait dès qu'il plantait son bâton.

Il hésita. Calé dans sa position debout, le doute commençait à l'envahir. Il lui restait quarante mètres à franchir, (plus de la moitié). Il craignait d'être emporté juste dans les prochains pas sans pouvoir conclure sa traversée. Il était encore temps de faire demi-tour.

_ C'est plus dur que prévu, le courant risque de m'emporter ! gémit-il.

_ Ne t'inquiète pas... on te tractera, mais tu vas y arriver mec ! lui renvoya Charles.

.......fin de la première partie.

Pour savoir la suite patientez le mois prochain ou écrivez moi.

Une autre histoire : histoire d'ours

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2eme partie

Oonalak risquait de regretter son abandon, il décida d'aller jusqu'au bout de son idée, coûte que coûte. Il s'aida de sa perche et rentra dans la force du courant, le niveau dépassait maintenant les genoux et il titubait, se sentait entraîné. Il dégagea toute son énergie pour avancer d'un pas. Il devait combattre la force centrifuge, lui qui n'était qu'un mortel isolé dans l'immensité des territoires arctiques. Le fleuve aurait raison de lui d'un instant à l'autre. Il se cramponnait des deux mains à son bâton qui lui servait de troisième jambe. Néanmoins, il avançait. Le niveau de l'eau se maintenait à mi-cuisse mais une autre difficulté apparut. La corde qui le retenait décrivait une parabole qui se perdait dans le courant et le tirait d'autant plus vers l'aval. Oonalak profita d'une grosse pierre pour se caler solidement et interpeller ses confrères.

_ Tirez le mou... tendez la corde en hauteur quand je dirai trois... Un, deux... Trois !

La corde ricocha contre le courant, s'éleva au-dessus des flots et Oonalak tenant fermement, elle se tendit. Il se sentit nettement soulagé et continua sa progression. Il s'avança en tâtonnant sans voir où il posait les pieds. Encore quelques mètres et il atteindrait le vrai lit et perdrait pied. Soudainement, se sentant impuissant il se retourna pour crier :

"donnez du mou... je pars !" Il aspira une bonne bouffée d'air avant de contrôler sa chute. Il lâcha son bâton et se mit à nager à l'aveuglette mais dans le bon sens.

Il se sentit littéralement happé, comme s'il sautait dans le train en marche pour Vancouver. Il releva la tête et ouvrit les yeux, la fougue du courant l'entraînait mais il se maintenait, battant l'eau maladroitement avec ses bras. Il inspira dans un second souffle et sentit le goût du liquide froid envahir son palais. Son corps ressentit la fraîcheur envahissante, piquant sa peau malgré l'épaisseur de ses habits. Il redoubla de vigueur et continua approximativement sa brasse indienne. Il vit le caribou passer sous ses yeux et réalisa qu'il s'approchait de la berge. Ses muscles se tétanisèrent et dans un dernier effort il entra dans le contre-courant. Il sortit en rampant, plantant ses dix doigts gelés dans les galets. Il expira, pivota sur le côté, s'ébroua comme un chien et leva un poing à mi-hauteur en signe de victoire. Il entendit les cris et les hourras de sa sœur mais il ne la voyait pas. L'eau ruisselait de ses cheveux. La moitié de la mission était accomplie. Dans un état de transe, sa respiration sembla reprendre de l'efficacité. Des frissons l'envahirent des pieds jusqu'à la nuque, comme la caresse à rebrousse poil que l'on fait aux animaux. Il se réveilla de sa torpeur : dans un mouvement ralenti à cause de ses vêtements imbibés, il tira la corde au-dessus des flots puis se rua lourdement et maladroitement sur sa proie. Il caressa le pelage du majestueux mâle. La première balle avait atteint l'estomac d'où une odeur pestilentielle remontait jusqu'à la bouche. Pour amarrer l'animal, Oonalak devait prendre garde de ne pas lâcher la corde. Ses mains et son buste tremblaient de frissons incontrôlables. Il avertit Charles de donner le maximum de mou. Mais il en manquait, Charles recula le véhicule jusque dans l'eau pour satisfaire cette demande. Perdre la corde serait tragique. Se serait comme un cordon ombilicale coupé avant terme. Oonalak était isolé sur sa rive. Sans ce fil d'Ariane, renouveler la traversée serait compromis. Il avait conscience de sa situation alarmante. Sans allumettes, sans habits secs, il ne pourrait survivre longtemps. Sur l'autre rive il voyait la cabane avec la fumée qui s'échappait de la cheminée et pourtant il réalisait l'éloignement et la fiction de cette effigie. Toute son énergie, toute sa réserve de chaleur avait été emporté dans le courant. Maintenant il puisait sur ses réserves et quelques cellules cervicales non noyées qui le dirigeaient dans les quelques mouvements qui pourraient le sauver. "La manipulation a été trop longue, il ne maîtrisait plus ses tremblements, on a commencé à avoir peur," reconnurent plus tard Charles et Martha. Convulsivement, Oonalak parvint à amarrer la corde autour du cou du caribou et l'entortilla aussi à l'empaumure pour plus de sûreté. Lorsqu'il finit sa manipulation ses doigts étaient définitivement engourdis, le sang peinait, ralentissait dans tous les vaisseaux. Toutes les parties de son corps se rabougrissaient. Il rassembla ses forces pour crier.

_ O.K., vas-y... fonce !

Le caribou glissa lentement sur les gravillons. Les yeux globuleux de Oonalak suivirent le mouvement et ses deux bras attrapèrent les bois comme si c'eut été un guidon de moto. Mais là, la traction avait cessé et le caribou commença à dériver vers l'aval. Charles voulait s'assurer que son neveu s'accrochait réellement. Tout dépendait de ce détail. Charles demanda confirmation alors que Oonalak baignait à nouveau dans la rivière jusqu'au buste.

_ Va... lâcha, désespérément humide, Oonalak David Kooliak.

Charles appuya sur la poignée d'accélération et la masse hirsute à l'autre extrémité de la corde défia le courant du fleuve. Comme tous l'avaient espéré, le cervidé flottait.

Oonalak esquissa un sourire très vite réprimé. Du fait de la vive accélération, ses poignets tétanisés glissèrent le long de la ramure. Il referma ses jambes sur l'arrière train. L'animal s'immergea complètement avec Oonalak sur son dos. Ils surgirent tous deux des flots et Oonalak embrassa littéralement l'encolure de son flotteur en inhalant une gorgée supplémentaire du fleuve qu'il recracha aussitôt. Sa souffrance atteignait son paroxysme, il haletait, s'attendant à ce que son cœur cède à tout instant. Il tenait à sa peau et s'accrochait à la dépouille du caribou.

L'instant d'après les genoux de Oonalak et les pattes du caribou raclaient sur le socle avant de surgir complètement au sec. Oonalak était parvenu sur la bonne rive, celle de l'espoir et du réconfort. Charles et Martha le regardèrent d'un nouvel oeil. Ce que Oonalak venait de réaliser touchait la plus haute manifestation de bravoure et d'héroïsme. L'acte prouvait que dans les pires circonstances un chasseur pouvait "dénicher" son gibier comme l'avait involontairement souligné le manchot la veille du grand jour.

Le lendemain, dans sa lancée, Oonalak osa encore et traversa l'affluent Wolverine pour récupérer, sept kilomètres plus en amont, la barque qu'ils convoitaient tant pour le reste de leur expédition. Oonalak accomplit cette nouvelle mission grâce à laquelle ils purent voyager très haut sur le fleuve pour découvrir d'autres caribous. Ils en dépecèrent quatre de mieux.

À Inuvik, Martha pour les jeunes et Charles pour les autres, s'occupèrent de colporter le vaillant épisode du fils de Jim. La nouvelle se répercuta dans toutes les communautés du delta, à Tuktoyaktuk où résidaient d'autres Kooliak mais aussi à Aklavik ainsi que chez les Indiens Gwich'in de Fort MacPherson. Tous les trappeurs, chasseurs connaissaient la traîtrise et le froid des cours d'eau, ils jugeaient Oonalak à sa juste valeur, même si certains jalousaient sa réussite alors que d'autres reconnaissaient que les métis avaient une sorte de don.

fin.

Histoires d'ours : 1/ Le souvenir de Caroline, 2/ Le respect des règles

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